20.

— Ton numéro de téléphone ! gueulait la mère de Jessica.

Je pensais que je pouvais pas bouger, ma figure avait du sang dessus. J’avais envie de dégobiller.

— C’est quoi ton numéro de téléphone ? Tu ne comprends pas l’anglais ! (Elle me serrait le bras.) Je te parle !

J’ai fermé les yeux et je m’ai évanoui.

Jessica était à genoux sur son lit, la figure dans les coussins. Elle pleurait, elle pleurait. Elle arrêtait pas de pleurer et quand sa mère allait pour la toucher elle la laissait pas faire.

— Comment est-ce possible, une chose pareille ? disait sa mère. Mais quel sorte d’animal dégoûtant es-tu, hein ? Il faut t’enfermer, te mettre hors d’état de nuire. Mais comment peuvent bien être tes parents pour avoir élevé un monstre pareil ! Mais je vais m’occuper de toi ! Attends un peu ! Tu ne feras plus tes horreurs à personne, à personne ! Ni à ma petite fille adorée ni à personne ! Tu m’entends ! Tu m’entends ?

Elle me tirait en arrière par les cheveux pour me faire relever la tête.

— Tu m’entends, hein, petit saligaud !

Je revenais à moi. J’ai ouvert les yeux.

— Si vous la touchez, j’ai murmuré, je vous tuerai.

Je sais pas comment elle a eu le numéro mais elle a appelé mes parents. Elle a dit que j’avais dit que j’allais la tuer.

Ma manman est venue et m’a mis dans la voiture. J’ai essayé de rester avec Jessica, je m’ai accroché au lit, j’ai piqué une crise, mais je pouvais pas tenir. Quand on est arrivé à la maison, il y avait un agent de police et mon papa. J’ai parlé à personne. Ma mère m’a mis un médicament sur la figure. Elle pleurait, je m’en souviens.

Je me souviens qu’ils m’ont mis au lit et que le médecin est venu me donner des médicaments pour me faire dormir. J’arrivais pas à me lever. Je me souviens presque plus, mais je me souviens du téléphone, il sonnait, il sonnait, il n’arrêtait pas de sonner comme des cloches et j’entendais que c’était la mère de Jessica.

Le lendemain mon père et ma mère m’ont mis dans la voiture et m’ont amené ici, à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. Et ils m’ont laissé. C’est la mère de Jessica qui les a fait faire ça, je les ai entendus dire qu’elle avait de quoi porter des accusations précises, mais aussi qu’eux-mêmes pensaient que cela valait mieux. Je les ai entendus.

Et maintenant ça fait deux mois que je suis ici. Hanoukah est passée depuis trois semaines. J’ai eu des habits dans une boîte de mon papa et de ma manman, la boîte était entourée de ficelle. J’ai pris la ficelle et je l’ai nouée autour d’une de mes chaussettes et je l’ai accrochée à mon mur comme un pantin.

Je n’écris plus ici très souvent, maintenant, pasque le Dr Nevele y dit que c’est mieux de lui parler pendant les séances. Je ne viens même plus très souvent dans la Salle de Repos. J’en ai plus besoin, je sais me maîtriser.

Rudyard a quitté la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes, mais il est revenu. Seulement je le vois pas, il ne vient pas dans mon aile ou en Salle de Jeux, il est à l’étage. Je pense à lui quand je vais nager. Je sais faire la nage du chien. Je vais l’apprendre à Câlinot le Singe quand je rentrerai chez nous. Il aime nager seulement je le reverrai jamais. Il était chez Jessica. Je pense que sa mère l’a tué.

J’ai vu Rudyard. C’était à l’étage. Mme Cochrane m’avait emmené pour voir un autre médecin qui me montrait des photos et me demandait le nom des choses. C’était un test. Quand je suis sorti, Rudyard était dans le hall avec un enfant. Il le tenait dans ses bras, l’enfant faisait des grimaces.

Il m’a regardé. Je l’ai regardé. On s’est regardé longtemps. Et puis il a dit :

— J’ai quelque chose pour toi.

Il a déposé le petit par terre et il s’est redressé. Il m’a encore regardé et il a plongé sa main dans sa poche arrière.

— Ça fait une semaine que je me trimballe avec ça, je ne sais même pas pourquoi. Dis au Dr Nevele que tu l’as trouvée quelque part.

J’ai regardé, c’était une enveloppe. Quand j’ai de nouveau regardé Rudyard, il pleurait. Il pleurait pour moi. Alors j’ai fait quelque chose. J’ai collé ma main sous mon menton, comme ça, et j’ai remué les doigts pour lui faire le Grand Salut.

Le petit s’est enfui le long du corridor et Rudyard lui a couru derrière. Au bout du corridor, il est devenu de plus en plus petit.

J’ai ouvert l’enveloppe. Et puis je l’ai refermée.

J’avais les mains qui tremblaient. Pasque j’avais peur.

 

Cette nuit là j’ai pas pu dormir. Allongé dans mon lit, dans mon aile, je regardais le plafond. Il y avait une fenêtre dedans. Une lucarne que les lumières du couloir s’y voyaient.

Alors j’ai entendu les concierges partir pour chez eux. Ils disaient qu’ils allaient se geler les couilles. Quand ils ont été partis, y avait plus personne. Il était tard. Tout était coi. Mannie suçait son pouce et Howie respirait fort dans le lit près du mien. Et moi je regardais la lucarne du plafond. Je la regardais, je la regardais encore, je la regardais toujours.

Je suis sorti de mon lit. Sous mon oreiller, j’ai pris la lettre, la lettre de Jessica. Je suis allé à la porte. J’ai regardé dehors. Personne. Je suis parti. Je longeais le mur. Y avait quelqu’un dessus : mon ombre. Nous rasions le mur, moi et moi.

J’allais quelque part avec moi-même.

J’ai passé une porte où qu’y avait d’écrit escalier. C’était un escalier. J’ai monté et encore monté. Mes pieds faisaient des échos mais je m’ai pas arrêté. Et puis j’ai passé encore une porte et j’ai tourné par ici. Je suis allé tout au bout du couloir et puis j’ai encore tourné par ici. J’ai passé des portes en verre et j’étais dans un nouveau hall. Il y avait une infirmière derrière un bureau. Elle lisait un livre. Elle m’a pas vu. Alors j’ai passé encore une porte. À l’intérieur de la salle y avait une rangée de lits. Je suis allé jusqu’au dernier lit de la rangée.

Cari était attaché, ils lui mettaient des courroies comme des ceintures. Il n’a même pas essayé de bouger un tout petit peu mais il m’avait vu avec ses yeux. Ils étaient ouverts. Il n’arrivait pas à dormir lui non plus. Y avait une chaise pliante près de la fenêtre. Je l’ai prise et je l’ai ouverte et je m’ai assis à côté du lit de Cari. Il me souriait. J’avais pas peur.

— C’est moi, je lui ai dit. De la Salle de Jeux, tu te souviens ? Je t’ai poussé.

Cari n’a rien dit. Ses yeux ont un peu tourné une fois, mais il me regardait.

— Je comprends pas grand-chose, je lui ai dit au sujet de Rudyard et du Dr Nevele. Rudyard m’a montré comment nager et c’était mon ami, mais il m’a menti pour le mur, à propos de lire ce que j’écris sur mon mur.

Cari souriait. Je voyais son ventre et sa poitrine se soulever et redescendre. Du bruit venait des autres lits. On aurait dit des bruit de chiots. C’était des enfants.

— Et le Dr Nevele. Il ne comprend pas les enfants et il a dit que je n’avais pas de lettres. Il les volait et en plus il mentait. C’est pas bien.

Cari a cessé de bouger.

— Et maintenant y a plus personne. Je voudrais être chez moi. Je voudrais n’être nulle part.

Je suis resté assis avec Cari le reste de la nuit. J’étais près de lui et il me regardait, en souriant, et je restais. C’était très calme dans la salle, très doux, sans bruit, comme si tout le monde s’était envolé pour le paradis.

Quand le matin est venu, je suis parti. J’ai retraversé le hall. Des infirmières arrivaient, accrochaient leur manteau après l’avoir enlevé. Je suis allé à la Salle de Repos. J’ai ouvert la porte et j’ai allumé la lumière mais y avait quelqu’un là, blotti sur le plancher contre le mur.

Elle s’est réveillée quand je suis rentré et elle s’est assise et m’a regardé en se frottant les yeux et elle avait l’air d’un petit bébé, presque. Elle a mis ses lunettes pour voir qui c’était et c’était moi.

— Madame Cochrane.

Elle avait des tas de marques et de petites rides d’avoir dormi sur le plancher. Elle était comme étourdie. Elle a ôté ses lunettes pour se masser les yeux. Elle a voulu se lever mais elle a pas pu. Elle était trop vieille. Je l’ai regardée, elle était comme un petit enfant. Je savais qu’elle était venue là pour m’attendre parce que je n’étais pas dans mon lit et qu’elle m’avait cherché partout. Je l’observais. Elle ne disait pas un mot. Elle était assise sans rien dire, sur le sol, devant le mur sur lequel elle avait écrit Il voulait voir s’envoler les minutes. Je savais que c’était elle.

J’avais très sommeil. J’ai éteint la lumière dans la Salle de Repos et je m’ai allongé par terre près d’elle et elle a gardé son bras sur moi. Elle l’a gardé là pendant que je dormais.

Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué
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